Routes du vertige (3). Vercors. Les Grands Goulets

Filet Video_685_b_OKLe 31 janvier 2004, dans les Gorges de la Bourne entre La-Balme-de-Rencurel et Choranche, un homme et son fils qui se rendaient dans le Vercors pour faire du ski ont été pris sous un éboulement d’environ 200 tonnes de rochers, qui a recouvert la chaussée sur plus de 100 mètres. Le 2 novembre 2007, deux autres personnes ont été tuées, et trois blessées, sur cette même route, à la suite d’un nouvel éboulement.

La route des Gorges de la Bourne, qui relie Villard-de-Lans à Pont-en-Royans, est une route sous contraintes. Elle n’est pas la seule dans le Vercors (dans les Alpes), mais ces accidents ont conduit les pouvoirs publics à entreprendre de grands travaux de sécurisation sur ces routes indispensables à la vie économique, et à la vie tout court, du massif. Cependant, les travaux les plus importants ont d’abord concerné la route des Grands Goulets, qui désormais n’est plus route du vertige que devant l’Histoire.

Google_locDu Chemin de l’Allier aux Grands Goulets
Au XVIIIème siècle, l’itinéraire le plus utilisé pour relier le Diois à Pont en Royans passe par le Chemin de l’Allier, beau chemin muletier que l’on peut toujours emprunter aujourd’hui (à pied !), et qui relie Saint-Martin-en-Vercors à Pont-en-Royans par la vallée de la Vernaison. A la grande époque, c’est une centaine de mulets qui empruntent chaque jour ce chemin dans les deux sens, avec bien sûr la cohorte de piétons afférents. Comme pour les autres voies d’accès au Vercors, ce sont les nécessités du transport du bois qui conduisent les communes, entre 1774 et le début du XIXème siècle, à entreprendre des travaux pour l’amélioration du Chemin de l’Allier.

L’idée d’un chemin vicinal accessible aux voitures et longeant la vallée de la Vernaison (le chemin de l’Allier s’en extrait assez rapidement), commence à être envisagée, mais traîne en longueur à cause de deux obstacles jugés insurmontables : les Grands et les Petits Goulets. La décision de sa construction sera néanmoins prise par le Conseil Général de la Drôme en 1834. Les travaux débutent dix ans plus tard (!), et l’on s’aperçoit vite que les ingénieurs en ont mal mesuré l’ampleur et la difficulté, notamment les problèmes techniques pour le percement de la voie : plus d’un kilomètre et demi à tailler dans la falaise, du fait d’une érosion principalement verticale et de l’étroitesse du lit de la Vernaison. Du reste, les partisans, rares au début, de ce tracé, furent traités d’utopistes, voire d’aliénés.

Plusieurs entreprises vont se succéder sur le tronçon des Grands Goulets, sans pouvoir mener à bien ce travail, et il faudra que la commune de La Chapelle-en-Vercors vote en 1844 un budget extraordinaire pour que le chantier puisse être achevé.

GG3_640

La route est terminée et accessible aux voitures en 1854. Le 4 août 1866, l’ouverture du tunnel de Rousset parachève la Grande Voie nº 10, Die ~ Pont-en-Royans, dont les Grands Goulets font partie.

Parce qu’il fallait bien nourrir (et désaltérer !) les ouvriers du chantier, une première baraque s’était installée au tout début de la route, côté La Chapelle, là où la Vernaison commence à attaquer la falaise. Elle fut bientôt rejointe par d’autres, qui donnèrent leur nom au hameau (Les-Barraques-en-Vercors. Je sais, il y a une petite curiosité orthographique). Au début du siècle dernier, les baraques se sont transformées en hôtels accueillant les touristes qui faisaient l’aller-retour dans la journée, juste pour le plaisir de parcourir cette route hors du commun, dont la renommée est vite devenue européenne.

Touristes

En 1904 on comptait aux Barraques-en-Vercors trois hôtels : l’Hôtel du Midi, à la belle exposition sud, l’Hôtel Grenoblois, comme son nom l’indique, et l’Hôtel des Grands Goulets, bien calé contre le rocher à l’entrée même du premier tunnel.

Incendiés en 1944 par les Allemands, ils furent reconstruits à la Libération. Mais leur sort était étroitement lié à celui de la route historique, dont la fermeture entraîna celle de ces établissements. Depuis mai 2014, l’hôtel-restaurant des Grands Goulets revit grâce à un nouveau propriétaire venu du sud de la France. Il s’est attaché à lui conserver un look rétro évoquant les années où l’endroit attirait une foule de touristes et vacanciers, dont des célébrités comme Marie Curie ou le roi du Maroc.

Ouvriers du vertige
Dans la première phase des travaux, quand ingénieurs et ouvriers étaient confrontés à une simple falaise de calcaire au milieu de laquelle il fallait accrocher une route, était utilisée par les ouvriers « boute-feu » une technique incroyable, déjà évoquée à propos de la route de Combe-Laval, qui demandait un courage forçant le respect. Tout ceux qui ont parcouru la route des Grands Goulets avant 2008 en gardent un souvenir… inoubliable, et ont eu une pensée, c’est sûr, pour ceux qui l’avaient construite.

Goulets1

Cette technique et ce travail sont remarquablement illustrés dans la vidéo In Mémoriam, les Grands Goulets, que l’on trouve sur la WebTV de l’association Vercors-TV – parmi d’autres, souvent passionnantes, sur le Vercors, son histoire, ses routes, et certains des métiers induits.

GOPR0007c_640

Un tunnel au top
Suite aux accidents sus-cités, donc, la partie la plus spectaculaire, et aussi la plus dangereuse, de la route des Grands Goulets a été fermée en 2004 (le portail de la photo ci-dessus se situe à une centaine de mètres à droite de l’entrée aval du tunnel), et rigoureusement interdite à tout usager. Il s’est dit un temps, dans le Vercors, qu’exception serait faite pour la transhumance des moutons, qui traditionnellement empruntait la route « historique ». C’est inexact, et désormais les moutons eux-mêmes passent par le très moderne tunnel inauguré le 28 juin 2008, qu’ils ont eu le privilège d’emprunter avant même qu’il ne soit ouvert au public !

DSCN9833c_640

La construction de ce tunnel, d’une longueur de 1 700 m, aura été le plus gros chantier du département de la Drôme. L’Hôtel le Refuge, que l’on aperçoit sur la vidéo et qui continue à surplomber joliment la Vernaison, a servi de bureau de chantier à la Direction des routes du département, à Bouygues BTP et à la cinquantaine d’entreprises, en majorité locales, en charge des travaux. Coût : 50 millions d’euros pour le Conseil Général, dont 6,5 millions d’apport de l’Union Européenne, avec des travaux sur 3 ans, 6 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Au gabarit actuel, ce tunnel est éclairé a giorno, et la vitesse y est limitée à 70 km/h.

Issue_420

A l’évidence, les leçons des accidents survenus ces dernières années dans des tunnels routiers ont été tirées ici. Cela va des seize niches de sécurité équipées d’un téléphone aux six galeries d’évacuation où l’air, maintenu en surpression permanente, interdit en principe qu’elles soient envahies par les fumées en cas d’incendie. Elles ouvrent directement sur… l’ancienne route, qui a permis d’éviter la construction d’un tunnel de secours. Ces galeries sont désormais l’unique moyen d’accéder à ce qui fut la plus belle des routes du vertige du Vercors, mais on n’est pas allé jusqu’à susciter un incident de sécurité pour y faire un petit tour ! (Voir plus bas la note du 26-03-15.) Niches et accès aux galeries d’évacuation sont reliés par des « lignes-guide », sortes de mains courantes fixées dans la paroi du tunnel, et permettant de rejoindre l’abri le plus proche même en cas d’absence totale de visibilité (on aperçoit ces lignes-guide sur la photo, de part et d’autre de l’ouverture).

Il va sans dire que cette route étant le principal accès à La-Chapelle-en-Vercors et au Col de Rousset depuis le Royans, les locaux apprécient (les touristes et entreprises afférentes, un peu moins). La « réussite » du tunnel est d’ailleurs invoquée, à cor et parfois à cri, par ceux qui, dans le Vercors, souhaitent que l’on fasse la même chose dans les Gorges de la Bourne.

« Tout de même, Charles, quand on pense à tous ces ouvriers qui ont construit la route historique en prenant des risques incroyables, et dont beaucoup y ont laissé leur vie, ce tunnel, c’est un peu comme s’ils mourraient une seconde fois, non ?
– Cela s’appelle le progrès, mon gars. »

Pour les motards, si l’actuelle route des Grands Goulets ne distille plus le plaisir délicieux qu’il y a à se faire peur, elle n’en reste pas moins très agréable. Et comme sur toutes les routes de montagne, la Bullet y est chez elle. Sourire_16

Routes du vertige, la série
1. Vercors. Les Gorges du Nant
2. Vercors. Combe Laval
3. Vercors. Les Grands Goulets
4. Chartreuse. Le Pas du Frou
5. Vercors. Les Gorges de la Bourne
6. Vercors. Les Ecouges
7. Verdon. La Route des Crêtes
8. Oisans. Villard-Notre-Dame
9. Oisans. La Route de la Confession
10. Oisans. La Route de la Roche
11. Oisans. La Route d’Oulles

> Autres articles et vidéos sur les routes du Vercors
Au-dessous du Vercors
Un singe en hiver
Les Hautes Solitudes
Les Coulmes. La forêt d’émeraude
Ma saison préférée
Col de Grimone

Col de Menée

HD 720p
Nouvelle version de la vidéo (29 janvier 2014) : indications de lieux ; nouveau montage ; nouvelle musique.


Notes
— Une grande partie des informations historiques contenues dans cet article est tirée de l’excellent n° 3 des Cahiers Culturels du Parc du Vercors (« Un siècle de routes en Vercors »), 1983, ainsi que les illustrations 1 (« Train de bois dans les Grands Goulets », 1902, cliché Duchemin) et 2 (« Touristes dans les Grands Goulets », 1902, cliché Müller).
— Que la renommée de la route des Grands Goulets soit vite devenue « européenne » est une chose qui peut se comprendre. Qu’elle le soit encore dix ans après sa fermeture ne laisse pas d’étonner : à l’échelle modeste de ce blog, je suis le premier surpris de ce que, pratiquement chaque jour, « route des grands goulets » soit le premier des critères de recherche qui y conduisent, via Google. On trouvera ici quelques précisions statistiques sur le présent article, le plus consulté de ce blog.
— La photo des moutons dans le tunnel est d’Eric Minodier. Elle fait partie de la belle exposition « Grands Goulets / Naissance d’un tunnel », qui était visible sur le perron de l’église de Saint-Agnan-en-Vercors pendant l’été 2013.
— Les informations relatives à l’ouverture du tunnel proviennent de l’édition spéciale du Dauphiné Libéré datée 3 juillet 2008. Ceux que le sujet intéresse liront également avec profit le dossier de presse établi par le Conseil Général de la Drôme.

> Mise à jour du 26-03-15
On doit à la réalisatrice Myriam Elhadad, qui a lu ce blog Clin oeil2_h16, le film diffusé sur France 3 ce 25 mars 2015 pour le magazine Des racines et des ailes, avec pour sujet « La Drôme, entre Vercors et Provence ». Une séquence moto est consacrée à la « frontière climatique » du Col de Rousset (belles images de la montée au col par le versant sud, qu’affectionnent tous les motards) et à deux « routes du vertige » : Combe Laval et les Grands Goulets. La réalisatrice a eu la bonne idée de se faire conduire, par deux employés du tunnel, sur la route historique des Grands Goulets, via l’une des galeries d’évacuation. Un privilège rare. Cette émission était visible en replay jusqu’au 31 mars.

> Mise à jour du 13-07-15
A l’initiative du propriétaire de l’hôtel-restaurant des Grands Goulets (à qui je dois ces informations), un chemin partant de l’établissement permet de se rendre, à pied, sur la corniche surplombant la Vernaison, en rive droite. Bien sûr, ce chemin n’enfreint pas l’interdiction d’accès à l’ancienne route. Mais il donne la possibilité d’apercevoir une partie du site historique.
Ce chemin (non testé) est sécurisé par des barrières. Mais je suppose que la prudence y est de mise. Durée de la balade : 15 mn.

Cet article, publié dans Vidéos, est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

10 commentaires pour Routes du vertige (3). Vercors. Les Grands Goulets

  1. pionnier dit :

    Ma premiére visite de ce site date de 1966. Depuis presque 50 ans j’y suis passé presque tous les ans et méme en hivers. Merveilleux souvenirs et hommage aux perceurs. Drôme merveilleux pays.

  2. Pascal Dejean dit :

    La fermeture de l’ancienne route est une aberration.
    En terme économique tout d’abord. Cette route, la plus spectaculaire et emblématique des Alpes attirait chaque année des milliers de visiteurs qui font aujourd’hui défaut à ce territoire.
    En terme historique également. On aurait pu en profiter pour aménager dans son parage un musée des routes du vertige qui aurait probablement eut un impact fort sur la fréquentation touristique de la Drôme.
    En terme politique aussi. Que les élus de l’époque n’aient écouté que les ingénieurs de l’Equipement peu soucieux de l’aménagement du territoire est une erreur funeste. Il suffisait d’ajouter quelques millions d’euros à un ouvrage dispendieux pour transformer une commodité – le tunnel – en atout véritable.

    • jihel48 dit :

      Merci pour ce commentaire.

      Mais ne croyez vous pas que la priorité des ingénieurs de l’Equipement (leur « coeur de métier »), c’est d’assurer la sécurité des usagers de ces routes, fût-ce en se référant, désormais, au sacro-saint « principe de précaution » ? Et qui, mieux que ceux dont c’est le métier, est en mesure d’évaluer les risques encourus ?

  3. Skill dit :

    Le percement du tunnel est certainement une bonne chose pour les habitants, mais comme dit précédemment la décision de fermer la route est une aberration.
    Le problème n’est pas technique, il serait tout à fait possible de la maintenir ouverte, au moins pendant la saison touristique, à condition de se donner les moyens d’effectuer les travaux nécessaires pour purger la roche, c.à.d. pour éliminer les blocs qui menacent de s’effondrer.
    Le problème c’est qu’après la construction du tunnel il n’y a plus ni la volonté politique ni les sous dans les caisses pour payer ces travaux (un entretien minimum est encore assuré pour qu’elle puisse servir de voie d’accès des secours au tunnel).

  4. Patrock dit :

    Pendant des années, les Grands Goulets furent mon passage moto obligé de Marseille à Grenoble. J’ai aussi connu le déclin et la déchéance de l’hôtel-restaurant du même nom, halte bien venue selon horaires et saisons.
    Bref c’est tout un pan d’histoires personnelles aussi diverses que nombreuses qui a foutu le camp avec la fermeture. Je retournerai peut-être voir l’hôtel suite à votre article, mais ces putains de barrières vont me serrer le coeur plus que je ne profiterai de la visite je pense…
    … et je plussoie les commentaires parlant d’aberration, techniquement cette route est réhabilitable, il faut juste s’en occuper et ça malheureusement c’est pas demain la veille.
    Même El Camino del Rey en Espagne a dans un autre domaine (pédestre) été réhabilité et enfin rouvert au public après d’innombrables chantiers avortés et galères financières. Comme quoi quand on veut faire hein…
    Bien dommage tout ça.

  5. Vieilubu dit :

    J’ai découvert la montagne en août 1961 en empruntant depuis Valence la ligne directe d’autocars qui me menait à La Chapelle en Vercors. C’est peu dire ma stupeur et mon ébahissement au spectacle qui me fut donné au passage des Grands Goulets où je suis retourné bien des fois depuis : un véritable pélerinage.
    C’est peu dire aussi ma nostalgie en apprenant aujourd’hui (diffusion d’Échappées belles sur la 5) qu’ils sont désormais fermés. Le souci de sécurité et l’accroissement de la circulation routière exigeaient sans doute une décision de raison. On ne joue pas impunément avec les lois naturelles, dont l’actualité nous rappelle régulièrement à la montagne comme ailleurs qu’elles sont les plus fortes. La pression économique n’a pas tous les droits. Resterait à sanctuariser le site : un bel enjeu pour les entrepreneurs, qu’ils soient publics ou privés, mais pour quelle rentabilité à l’heure des choix nécessaires ?

  6. Renaud Molinari dit :

    Mon arrière arrière grand père Pietro Molinari (douzième enfant de Carlo) est venu à l’âge de 16 ans, avec son frère ainé Francesco d’un petit village italien du nom de Cuasso Al Monte en Lombardie pour construire les Grands Goulets du Vercors. En 1855 ils se sont installés à Barbières et Pietro a eu six enfants, dont Léonce mon arrière grand-père qui dans les années 1930 dirigeait l’entreprise de bâtiment Molinari & fils composée de 600 ouvriers. Dans la première moitié du 20° siècle cette entreprise construisait les principaux chantiers publics de Romans jusqu’à Avignon. (la Cathédrale, le lycée de Romans, l’usine de chaussures Charles Jourdan, le barrage de Pizançon…).
    Merci et fier de mes ancêtres, Renaud Molinari

    • jihel48 dit :

      « et fier de mes ancêtres ».
      Vous pouvez l’être !
      Merci pour cet intéressant témoignage.
      Cordialement.
      . JL

  7. Laurent dit :

    Oui, une aberration et un véritable scandale que d’avoir abandonné un site touristique aussi grandiose et qui pourrait faire (re)vivre tout un territoire. Il n’est pas trop tard pour sécuriser le site, le faire découvrir à pied ou à vélo et permettre une renaissance également économique autour d’un tourisme raisonné, responsable et respectueux. Encore faudrait-il que les politiques en aient envie…

  8. Serge Poire dit :

    J’ai eu la chance de pouvoir emprunter cette route avant sa fermeture et depuis j’espère toujours la voir rouvrir fut-ce uniquement en période estivale et uniquement pour les piétons, mais la laisser fermée est effectivement une aberration vue la beauté du site.

Laisser un commentaire