Eté indien sur la Montagne de Lure

Filet Video_685_b_OKLa Montagne de Lure, dans les Alpes-de-Haute-Provence, est un petit Ventoux. Mêmes caractéristiques géologiques et même calcaire à découvert sur la partie sommitale, même dissymétrie des profils, même orientation est-ouest, et pour couronner le tout, même utilisation des sommets pour y greffer des installations de télécommunications. La ressemblance est telle sous un certain angle qu’il arrive à de bons connaisseurs de la montagne de prendre l’une pour l’autre.

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Quand on vient du nord, on accède à la Montagne de Lure par le Pas de la Graille, 1 597 m, via la D 53 que l’on attrape à Valbelle, dans la vallée du Jabron. C’est là qu’a été prise la photo ci-dessus. Cette belle et parfois étroite route forestière, parce qu’en versant nord, conserve toute la journée l’humidité de la nuit. À l’automne, amateurs de gâteaux de feuilles mortes détrempées et de dérapages plus ou moins contrôlés, vous vous y régalerez.

La D 53 est fermée en hiver.

Google_Loc2014_gris5Le Pas de la Graille, point de départ de la vidéo, fait basculer en versant sud, lequel est bien plus riant, comme il se doit. (À noter que le Pas de la Graille ne tire pas son nom de ce qu’on y trouve toutes sortes de coins à pique-nique, mais du mot occitan désignant la corneille, qui est ici chez elle.) Les pentes deviennent plus douces, et la vue, somptueuse, permet d’apercevoir la vallée de la Durance, qui arrive de Sisteron au nord-est et descend au sud vers Manosque (la ville n’est qu’à 30 km pour un oiseau, mettons une corneille). Droit devant, ce sont les Montagnes des Grand et Petit Luberon.

La route sur ce versant sud ne fut rendue carrossable que pendant la première moitié du XXème siècle. Large et en belles courbes dès qu’on a passé le Sommet de Lure, elle a tout pour réjouir le coeur du motard et réduire la bande de peur de ses pneus.

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Le village de Saint-Etienne-les-Orgues, où s’achève la vidéo, est ainsi nommé d’après un mot latin désignant une source (voir ici). Rien de musical là-dedans, donc. Mais un habitant de cette commune située au pied d’une montagne battue par les vents m’a un jour assuré que c’est le mistral qui, en passant à travers certaines configurations de roches, les faisait sonner comme les tuyaux d’un orgue. Je préfère cette explication à l’autre, qui semble pourtant avérée.

Un espace (sensible) pour randonneurs
La partie sommitale de la Montagne de Lure fait partie des Espaces Naturels Sensibles du département des Alpes-de-Haute-Provence. Elle possède un patrimoine exceptionnel de constructions en pierres sèches : entre 1850 et 1950, ce sont plus de cent cinquante bergeries, cabanes, enclos qui y ont été construits et sont aujourd’hui restaurés ou en passe de l’être.

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Un itinéraire en crête de près de sept kilomètres, essentiellement par le GR 6, offre aux randonneurs un panorama exceptionnel sur 360°, vers le Pic de Bure, l’Obiou, la Meije, les Ecrins, le Pelvoux, le Mont Ventoux, la Montagne d’Aujour (entre la vallée du Buëch et celle de la Durance), etc.

cairn2000_405Ici la tradition montagnarde du cairn (ces petits amas de pierre déposées par les bergers et les randonneurs aux fins d’orientation) s’est illustrée en majuscules à l’occasion du passage à l’an 2000 : un cairn géant a été construit sur les crêtes de Lure à 1 594 m d’altitude, par mille randonneurs venus y déposer des pierres du monde entier. Atteignant à l’origine trois mètres de hauteur, le Cairn 2000, c’est son nom, s’augmente chaque jour de celles apportées par de nouveaux contributeurs.

Pour y accéder depuis le Pas de la Graille, il faut suivre (à pied) la crête, direction est, sur environ deux kilomètres.

D’un écrivain…
Le grand écrivain local est Jean Giono. Né à Manosque, il a fait de la montagne toute proche le cadre de ses premiers romans (Regain, Colline, Ennemonde…)

huassrd4_247bLes deux premiers chapitres du Hussard sur le toit, le chef d’oeuvre, peut-être, de Giono, se déroulent dans la Montagne de Lure. Angelo (Olivier Martinez dans le film que Jean-Paul Rappeneau a tiré du roman en 1995), héros évoquant le Fabrice de La Chartreuse de Parme, est un jeune colonel de hussards italien qui cherche à rejoindre son pays pour lutter contre l’oppression autrichienne. Il doit pour cela traverser la Provence dévastée par une épidémie de choléra morbus que le roman situe en 1838 (1).

Arrivé dans la « petite ville montagnarde » (sic) de Banon, Angelo passe deux nuits à l’auberge, puis prend la piste qui, entre les bois de hêtres, conduit au Pas de Redortiers (entre le Col du Négron et le Signal de Lure). De là il redescend, par un chemin « scabreux », sur le hameau des Omergues, dans la vallée du Jabron. Aux Omergues, il découvre le spectacle terrifiant de maisons qui ne comptent plus que des cadavres servant de nourriture aux corbeaux, aux rats et aux chiens. C’est là qu’il comprend, après sa rencontre avec un « pauvre petit Français » médecin, la réalité de l’épidémie de choléra. Réalité sur laquelle, il faut le dire aux âmes sensibles, Giono ne nous épargne aucun détail.

En 1935, lors d’une randonnée, l’écrivain s’est trouvé bloqué, à la suite d’une blessure, dans le hameau du Contadour (à une dizaine de kilomètres au nord de Banon, et tout près du Pas de Redortiers, justement). Impressionné par la beauté des lieux, il décide de s’y rendre régulièrement, et y organise des Rencontres littéraires et musicales jusqu’en 1939, où elles sont interrompues par la guerre. Giono achète même deux maisons au Contadour : le Moulin et la Ferme des Graves. Toujours debout, celle-ci peut être visitée. Précisions ici.

… l’autre
Les motards connaissent Sylvain Tesson pour Berezina (Guérin, 2015), qui raconte sa « retraite de Russie » avec un side-car Ural, dans les traces de celle des soldats de Napoléon. Les amateurs de récits de voyage et d’aventures hors normes ont lu, eux, le récit qu’il fit de six mois passés dans une cabane au bord du lac Baïkal (Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011, prix Médicis).

tessonEn 2014, alors qu’il séjournait à Chamonix chez son ami Jean-Christophe Rufin, « pris de boisson, [il se] casse la gueule d’un toit où [il] faisait le pitre » (2).

La chute provoque un traumatisme crânien et de multiples fractures, avec des séquelles visibles : « Mon accident m’avait affligé d’une paralysie faciale et même les chiens me regardaient bizarrement. Ma bouche, tordue, tombait sur le côté, le nez était de traviole, la joue droite enfoncée, l’oeil exophtalmique [= sortant de l’orbite]. Un freak, en somme. »

À sa sortie de l’hôpital, il décide qu’après avoir couru le monde entier en « négligeant le trésor des proximités, (…) il était grand temps de traverser la France à pied sur ses “chemins noirs” ». Le voyage, qui le conduit selon une grande diagonale du Mercantour à la Pointe de La Hague, lui tient lieu de rééducation (3).

Sylvain Tesson sur la Montagne de Lure
Après avoir traversé la Durance à Oraison, il se dirige vers la montagne de Lure, « voie d’accès vers le pays du Ventoux. Il suffisait de gagner le sommet et de suivre la crête, plein ouest ». Sa description des « hêtraies déjà roussies » par l’automne (il y arrive le 6 septembre) rappelle que ce grand voyageur est aussi un homme de culture : « C’était des forêts capables d’abriter les créatures de Füssli, la madone de Munch, les cauchemars de Kublin et les squelettes d’Otto Dix ».

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Par une belle journée d’été indien, j’ai traversé la Montagne de Lure le 28 octobre dernier, et j’avoue humblement n’avoir pas vu tout cela. Mais en revanche, j’aime bien cette « théorie des saisons », que je transpose au présent pour la généraliser : « Jusqu’à l’automne, les forêts sont des masses indistinctes où l’oeil est bien en peine de distinguer un arbre de son voisin. Soudain l’automne arrive, allume ses flammèches. Tel arbre au cycle plus court s’embrase. Ici ou là dans le couvert, des touches de feu s’individualisent. Un arbre devient un être distinct. Puis il s’éteint pour l’hiver. » Cela, oui, je l’ai vu dans la Montagne de Lure, et ceux qui regarderont la vidéo le verront aussi.

Pour finir, cette anecdote, du genre qui ne s’invente pas : à la Chapelle de Notre-Dame-de-Lure, Sylvain Tesson rencontre Lucien, qui vit là en ermite depuis des années, et dont on lui a parlé dans la vallée, à Ganagobie.

Tesson
— Qu’est-ce qui vous manque ?
L’ermite
— Rien. J’ai des livres, on m’apporte un peu de nourriture. En ce moment, je lis le récit d’un type qui s’est enfermé dans une cabane au bord du Baïkal, pendant quelques mois.
Tesson
— Je sais, c’est moi.

C’est pas beau, ça ?

Photo du Cairn 2000 : voir ci-après, commentaires des 8 et 9 mars 2018.

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Les recommandations relatives au visionnement des vidéos de ce blog sont désormais regroupées dans la FAQ > Sur les vidéos.

Notes
(1) Comme beaucoup de romanciers, Giono a pris quelques libertés avec la vérité historique (on a vu il y a quelques temps, à Parme, comme c’était le cas pour Stendhal, dont l’ombre plane sur Le Hussard sur le toit). L’épidémie dont il parle a bien frappé cette région, mais quatre ans plus tôt, en 1834. Le hameau des Omergues (lieu d’une des scènes les plus secouantes du roman) fut en effet décimé par une épidémie, mais en 1884, soit cinquante ans plus tard. Quant aux scènes de destruction de cadavres par le feu aux portes de Sisteron et de Manosque, elles sont de pure invention, et se rapportent aux épidémies de peste et non de choléra. Bien sûr, tout cela n’enlève rien à la puissance de ce qui est d’abord un roman, ni au plaisir du lecteur.
D’autres « licences romanesques » sont relevées sur ce blog, d’où viennent les précisions qui précèdent.
Sur la marche du choléra en France entre 1832 et 1854, voir aussi cet article.
(2) Cette citation et celles qui suivent sont tirées du dernier livre de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016. Le plus souvent hors GR, les chemins noirs sont « les chemins cachés, bordés de haies (…), les pistes à ornières reliant les villages abandonnés », qui apparaissent « pour peu qu’on lise les cartes, que l’on accepte le détour, et force les passages ».
Alpiniste, Sylvain Tesson est aussi « stégophile » : il pratique (pratiquait ?) l’escalade des maisons, immeubles, et singulièrement des cathédrales et autres monuments. Au printemps 2008, avec l’explorateur Christian Clot (compagnon de route de Mélusine Mallender), et pour protester contre le sort réservé par la Chine au « peuple du haut royaume », le Tibet, il escalade la Tour Eiffel au passage de la flamme olympique chinoise, pour y fixer la banderole de Médecins sans frontières. Elle y restera une heure.
(3) Sylvain Tesson, qui a parcouru le monde entier, dit encore qu’il n’y a « pas de proportionnalité entre la valeur et l’intensité de ce qu’on peut découvrir » et la distance qui nous en sépare. C’est une idée qui m’est chère.
On peut l’entendre argumenter ici, dans l’émission Répliques, en compagnie de Frédéric Gros, auteur de Marcher, une philosophie.

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7 commentaires pour Eté indien sur la Montagne de Lure

  1. battavoine dit :

    Belle vidéo (j’allais dire « comme toujours », mais je ne voudrais pas flatter).
    Et très beau son. Je dis bien « son » car à un moment, lorsque la (belle) musique s’interrompt, il reste celle, fort bien rendue, du moteur (à explosion, c’est cohérent avec les 30 minutes de t.A.T.u.) de la Guzzi et des nids de poule de la route.
    Joyeux Noël à vous Jean-Louis, et très bonne année prochaine (celle de l’alunissage en principe).

  2. Franck dit :

    Salut Jean Louis ! Toujours aussi bien écrit et filmé !!! On te lit toujours avec autant de plaisir et on te souhaite de joyeuses fêtes !!!!
    Mais on va faire quoi quand tu auras rejoint la Lune ??? Encore merci pour ce blog. Bonne route et ne rejoint pas trop vite la Lune !!!! Cordialement.

  3. askell dit :

    Merci Jean-Louis grâce à ton billet j’ai découvert un écrivain. Je viens de terminer « Bérézina » et là je suis « Dans les forêts de Sibérie », toujours aussi agréable à lire, mais pas de « Chemins noirs » à la bibliothèque… Grâce à toi je vais faire une « Tessonite » aiguë, que du bonheur en ces temps où la Royal reste au garage; mille mercis et bonne année.

  4. Bonjour,
    Un article bien intéressant. La photo avec les chiens ce sont mes chiens. La photo est prise certainement sur mon blog « Petits Bonheurs ». La prochaine fois, il serait plus gentil de me demander et c’est avec plaisir que j’envoie la photo non compressée. C’est juste par correction.
    Elisa

    • jihel48 dit :

      Bonjour Elisa,

      Et merci pour… la première phrase de ce commentaire. 🙂

      Vous aurez noté, puisqu’il semble que vous ayez lu cet article, qu’il y est assez peu question de chiens – pas du tout, même. Je voulais simplement, et faute (impardonnable !) d’être allé la faire moi-même, une photo du Cairn 2000. A la vérité, les chiens, je ne les ai même pas vus tout de suite ! Mais j’ai gardé la photo, car leur présence lui apporte un « charme » particulier, c’est indéniable.

      Sur mon blog, toutes les photos qui ne sont pas de moi sont sourcées. Ladite photo, comme je l’avais indiqué, a été trouvée (il y a plus d’un an) sur un site du Conseil Général des Alpes-de-Haute-Provence consacré à des randonnées dans la Montagne de Lure.

      Si je l’avais trouvée sur votre site, je l’aurais indiqué, et sans doute vous aurais-je demandé l’autorisation de l’utiliser. Mais jusqu’à hier, votre site, je ne le connaissais pas. J’avais tort : les photos que vous publiez (et vos chiens !) sont magnifiques.

      Plusieurs d’entre elles, de plus, illustrent du point de vue du randonneur, et en toutes saisons, des régions et massifs où je me suis baladé en moto, et dont j’ai parlé ici. Les lecteurs du présent blog seraient bien inspirés, donc, d’aller partager vos petits bonheurs.

      Cordialement à vous.

      . JL

      P.-S. Je regrette que vous ayez pensé que j’aie pu manquer de « correction » à votre égard. Si cette mise au point ne vous satisfait pas, je retirerai votre photo aussitôt.

  5. Battavoine dit :

    Aujourd’hui c’est vendredi et le blog revit ! Merci Jihel pour ces Petits Bonheurs. 😉

  6. Etienne dit :

    Un Ventoux sans vélo ni moto (sauf la sienne), vivement cet été !

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