La carte et le territoire

Filet Billet_685_bleu3_OKPosséder un excellent GPS n’y a rien changé, j’aime toujours autant les cartes. Toutes les cartes : celles, au 1/1 000 000ème, d’un pays entier, pour repérer les grands axes permettant de se rendre rapidement d’une région à une autre ; les régionales, parfaites pour une balade de quelques jours quand on décide de faire le tour des curiosités ; les « deux départements », mes préférées, idéales pour peigner les petites routes. J’aime aussi, quand la moto reste au garage, les cartes de l’IGN, les bleues au 1/25 000ème utilisées pour la randonnée, entre toutes celles dont l’oubli, ou une lecture erronée, peut avoir les conséquences les plus fâcheuses.

Avant un voyage ou une simple balade, presque rien ne me plait autant que de rêvasser sur une carte dépliée sur la table de ma cuisine, à combiner routes à grande circulation (pour changer d’air), petites routes blanches (pour s’en imprégner) et surlignage vert (les fameux « parcours pittoresques » selon Michelin), le tout en construisant mentalement le paysage correspondant.

Carte 06_h435desatDernière phase du petit jeu de la carte et du territoire (1) : au retour, encore tout imprégné des paysages traversés, mon premier geste est pour déplier à nouveau la carte. Profil de la route, signes conventionnels, relief et localités sont maintenant associés à des images, un peu comme fait GoogleMaps. En revivant mon voyage, m’apparaissent les endroits où cette route qui semblait débonnaire s’est avérée méchamment escarpée, et cette vallée qui semblait sauvage et désolée, agréablement plantée d’arbres fruitiers ; les endroits aussi (plus nombreux heureusement), où mon intuition masculine, alliée à mes presque 384 400 km parcourus sur deux roues, ne m’avaient pas trompé et fait entrevoir, à la seule lecture de la carte, des routes à moto somptueuses.

Naturellement, le jeu (au sens mécanique) entre la carte et le territoire est proportionnel à son échelle. Parce que la carte à grande échelle dit peu de choses, la surprise, et le plaisir de la découverte, peuvent alors être plus grands. Mais si vous en déduisez, ami lecteur, que le meilleur plan pour visiter le Vercors, c’est la Michelin n° 792 « France » au 1/1 000 000ème, c’est que je me suis mal exprimé (2).

Bibendum en flagrant délire
Sur ma carte des Alpes-Maritimes préférée, la 341 « deux départements » qui, pour une fois, n’en couvre qu’un, le statut des voies permettant de relier entre elles les grandes vallées nord-sud (voir début de l’article Col de la Sinne) peut être incertain, voire erroné. En effet, certaines routes revêtues peuvent être indiquées comme des pistes, l’inverse étant vrai aussi. Lorsque, avec une pure routière, je me suis retrouvé il y a quelques années à La Tour (dans la montagne, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Puget-Théniers), avec l’intention de rejoindre Roquebillière, la route revêtue annoncée ne l’était pas, c’est rien de le dire. Et comme le ciel était en train de me tomber sur la tête, je ne m’y suis pas risqué.

A mon retour, je me suis indigné de cela (pas de l’orage, hein : de l’erreur de la carte !), en écrivant au service ad hoc – 46 av. de Breteuil, 75324 Paris cdx 07. J’ai reçu peu après un courrier confirmant la justesse de mes observations, m’en remerciant, et m’assurant que la prochaine édition de la carte n° 341 en tiendrait compte.

Lettre3

Ingratitude
Ça n’est pas pour me vanter, mais en écrivant ma petite lettre, je me faisais l’effet d’être un citoyen-motard exemplaire, ou quelque chose dans le genre. J’allais éviter que des tas d’autres motards n’explosent un carter sur une grosse pierre, probablement aussi qu’un camping-car, ainsi que toute la famille qui l’occupait (une famille avec plein de petits enfants adorables et tout), ne se retrouve un jour précipités au fond d’un ravin.

C’est pourquoi j’attendais tranquillement qu’à l’endroit où le goudron se termine, on donne mon nom à la piste en question, sur une jolie plaque Michelin à l’ancienne. A défaut et pour le moins, qu’on m’adresse le premier exemplaire de la nouvelle édition de la carte, dédicacé par un Bibendum m’exprimant toute sa reconnaissance, au nom des vies et carters épargnés.

Bin, ça n’a été ni l’un, ni l’autre. Rien qu’une petite lettre standard, de surcroît composée en Comic Sans, juste pour m’énerver.

Quelle ingratitude !

Filet_Note_Billet_Gris3_h10Notes
(1) Avec La carte et le territoire (Flammarion), Michel Houellebecq a obtenu le prix Goncourt en 2010. On s’étonne de découvrir chez lui un vrai goût pour les cartes routières, spécialement, il me semble, les Michelin « deux départements » !
La distinction entre carte et territoire est plus ou moins annexée par les sémiologues, parce que c’est un cas particulier de la « coupure » existant entre le signe et la chose qu’il désigne. Cette distinction est plaisamment abordée par Lewis Carroll (c’est l’un des « pièges logiques » de Sylvie et Bruno, 1889), et surtout par Jorge-Luis Borges dans une nouvelle célèbre, publiée dans son Histoire universelle de l’infamie (Bourgois, 1985). Pour complaire à leur maître, des cartographes entreprennent de réaliser la carte la plus précise qui soit.
« En cet empire, l’art de la cartographie fut poussé à une telle perfection que la carte d’une seule province occupait toute une ville, et la carte de l’Empire toute une province. Avec le temps, ces cartes démesurées cessèrent de donner satisfaction et les collèges de cartographes levèrent une carte de l’Empire qui avait le format de l’Empire et coïncidait avec lui point par point. »
Rivalisant de précision, les cartographes de la nouvelle de Borges avaient réalisé une carte à l’échelle… 1/1 ! Pas facile à faire entrer, on s’en doute, dans l’espace dédié d’une sacoche-réservoir de moto (d’autant que cet espace est toujours mal foutu). C’était démontrer par l’absurde que le chef-d’oeuvre des cartographes était aussi la fin de la cartographie. Car la mise en carte suppose tri, élagage, point de vue sous lequel on voit la chose, mise en code. Et coder, c’est abréger.
Dans Comment voyager avec un saumon (Grasset, 1992), Umberto Eco revient sur la nouvelle de Borges avec l’article « De l’impossibilité de construire la carte 1/1 de l’Empire ». Armé d’une logique imperturbable, jusqu’au nonsense carrollien et à l’absurde, il en examine les difficultés pratiques et les paradoxes théoriques. Par exemple, « une carte opaque étalée sur le territoire créerait une séparation entre ce territoire et rayons solaires ou précipitations atmosphériques. Elle altérerait donc l’équilibre écologique dudit territoire, si bien que la carte représenterait le territoire différemment de ce qu’il est effectivement », etc. Une note au lecteur précise que cet article était destiné à un « vaste projet d’inventaire exhaustif de l’anti-savoir », élaboré, avec quelques collègues, dans les pizzerias de Bologne, où l’on sert aussi un excellent Chianti ! Clin oeil2_h16
(2) C’est bien le cas… à la phrase précédente ! Voir, plus bas, le commentaire de Philippe.

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11 commentaires pour La carte et le territoire

  1. mimi.lulu dit :

    Merci encore une fois pour ces textes si bien écrits et défilants tout naturellement à la lecture.

  2. Philippe dit :

    Je te cite :
    « Parce que la carte à grande échelle dit peu de choses,.. »
    Il me semble que c’est l’inverse.
    1/1 000 000 (France) est plus petit que 1/150 000 (carte 341)
    Donc, il serait peut être plus judicieux de dire : « Parce que la carte à petite échelle dit peu de choses… »
    … si j’ai bien compris ton propos 🙂

    A propos de carte Michelin :
    – On a beaucoup utilisé comme toi les « spéciales presbytes débutants », (1 département, carte bleue, puis 2 départements) c’est à dire au 1/150 000 que je pouvais lire sans lunettes alors que les classiques 1/200 000 nécessitaient la sortie des lunettes… avec le blouson et le casque, ce n’était pas très pratique.
    Maintenant je porte constamment des progressives… problème réglé… sauf pour la buée ! 🙂
    – La série des cartes « régionales » m’avait à priori séduite car « indéchirable » et couvrant un assez vaste territoire. Mais, en moto c’est la vrai galère car elles sont imprimées recto-verso ! Et pour retourner un format A0 au bord de la route par crachin et grand vent… J’enrage !
    Histoire vécue un jour où on a été dévié à Allanche par une énooooooorme fête de la transhumance et qu’il a fallut chercher une alternative à notre belle route du Cantal.

    Si une piste ne porte pas ton nom, on s’en moque bien… tant qu’on aura ton billet hebdomadaire.

    Amicalement

    • jihel48 dit :

      Pan sur le bec !, comme on dit au Canard Enchaîné. Tu as raison Philippe, et on ne se méfie jamais assez des fausses évidences. Une carte à grande échelle montre beaucoup de détails sur un espace de petites dimensions, je voulais dire exactement le contraire. 🙁
      Les principales difficultés que me posent les cartes routières à moto ne sont pas celles que tu dis (encore que replier une carte en plein vent…) C’est que l’endroit que je cherche se situe toujours de l’autre côté du pli !
      Amitiés.

  3. Vandewalle dit :

    La couverture de la carte du Mexique représente un Mexicain guidant un homme qui a les yeux bandés. Image rassurante si l’en est ! La carte est simple. Rouge : route goudronnée grand passage, jaune : idem rouge mais moindre passage et moins de goudron et gris pour la piste. Malheureusement pour les roues ce n’est pas toujours vrai surtout pour les routes jaunes. Ceci dit, une piste offre toujours une plus belle vue que celle goudronnée.

  4. Ded31 dit :

    Comme il est dommage que les Deuteranopes (autrement dit : Daltoniens) ne puissent profiter pleinement de ces belles cartes dont tu parles si bien Jean-Louis.
    Pour moi, la lecture de ces graffitis entrelacés est infâme (j’aime bien mettre cet accent, alors j’en profite).
    Salut motard
    Didier.

    • jihel48 dit :

      Hello Didier,

      J’ai du mal à imaginer comment un Deuteranope voit le monde. Quoique très amateur de vieux films en noir et blanc (le rapprochement n’est pas vraiment approprié je crois), je suis sûr que c’est une contrainte –  bien que tu en parles le plus souvent avec humour et une sorte de détachement.

      Quant à l’accent dont tu parles (et dont on n’a jamais autant parlé qu’en ce moment), moi aussi je l’aime bien, et je n’ai l’intention de m’en priver. Je suis tellement content de savoir encore que celui de « cime » est tombé dans l’ « abîme »…

      Cordialement.

  5. Hey Mr Biker ! J’aime tellement les cartes (et ma boussole) que je n’ai même pas de GPS (et comme je n’ai pas de smartphone, je n’ai même pas d’appli GPS).
    Ouais je sais, on dirait que je suis née à l’époque du Capitaine Haddock (limite si elle ne se trimballe pas un sextant, la fille !).
    Merci pour ce texte (et pour ce p’tit clin d’oeil à Houellebecq).
    J’espère que tu passes un bel hiver.
    Greetz from Toronto. 🙂

  6. Février Jean Louis dit :

    Non seulement ton style est agréable, vivant mais on apprend des choses car j’ignorais ce qu’est un Deutéranope. Ce blog enrichit mes connaissances linguistiques merci Jihel. Pour les cartes je suis inconditionnel car un GPS te ramènera toujours sur l’autoroute et donc inutile en ces temps de manifestations paysannes en Bretagne où je contourne par des routes blanches… En moto je mets dans ma sacoche l’atlas Michelin au 1:200 000 format 21 x 30 cm, un peu lourd… La montée du col de Menée après Chichilianne est indiquée « parcours difficile ou dangereux » je vais vérifier le 9 mai. Quoique sur ta vidéo cela ne se voit pas… Cordialement + à Arcenant

    • jihel48 dit :

      Merci pour ce commentaire… qui doit beaucoup à Didier, le Deuteranope le plus sympa que je connaisse ! 😉

      Cordialement.

  7. Etienne dit :

    Une carte c’est très bien pour voyager, mais j’avoue qu’un GPS pour s’extraire d’une grande ville avec pleins de sens unique ça aide.

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